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vendredi 4 août 2017

Un froid intérieur éloquent


20 janvier 2007 |Odile Tremblay | Le Devoir
Que le film ait été réalisé à compte d'auteur, n'obtenant un coup de pouce institutionnel qu'à l'heure de la postproduction, n'est pas anecdotique. Au moment où la quête effrénée de recettes au guichet pousse plusieurs cinéastes sur la route des concessions, Noël Mitrani, Français établi au Québec, a décidé de faire son premier long métrage sans rendre de comptes à âme qui vive. Bien lui en prit, puisque Sur la trace d'Igor Rizzi a remporté le prix du meilleur premier film canadien au Festival de Toronto, après passage par la Mostra de Venise.

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Sur la trace d'Igor Rizzi

Réalisation et scénario: Noël Mitrani. Avec Laurent Lucas, Pierre-Luc Brillant, Emmanuel Bilodeau, Isabelle Blais. Image: Christophe Debraize-Blois. Montage: Denis Parrot.

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Ce très beau film, dont la matrice artisanale n'est pourtant pas absente, possède une vraie grâce. En tournant l'hiver dernier, Mitrani a su montrer mieux qu'un Québécois aux yeux blasés par l'habitude la poésie de la neige et du froid; ici, métaphores des ailleurs psychologiques où le héros s'est exilé et de son froid intérieur. Il faut remonter à Jutra (Mon oncle Antoine, Kamouraska) et à Carle (La Vie heureuse de Léopold Z.) pour retrouver dans notre septième art une neige aussi éloquente et aussi inspirée.

L'histoire capte la dérive d'un ancien footballeur français (Laurent Lucas), désormais déchu, qui après la mort de sa femme québécoise, ployant sous les remords, s'installe à Montréal pour étreindre son fantôme en égarant peu à peu ses repères. La beauté de la trame musicale, dominée par la magnifique ballade Wayfaring Stranger sous diverses interprétations, dont celle de Burl Ives, ajoute à l'atmosphère western du film. La voix hors champ des confessions et des souvenirs de gloire ou de douleur hante la narration, en superposant passé et présent jusqu'au blocage.

Laurent Lucas, le brillant acteur français de Haut les coeurs!, de Lemming, de La Nouvelle Ève, désormais établi à Montréal, méconnaissable sous une moustache ridicule, plonge dans le blues du film avec une rare profondeur, épousant le chaos de cette âme perdue. Son personnage vit à la petite semaine dans un appartement minable avec un colocataire qui a tâté du crime (Pierre-Luc Brillant, volontairement tout d'un bloc) et l'entraîne à vouloir exécuter un certain Igor Rizzi.

Montréal, souvent presque désert, se voit montré sous des angles insolites et merveilleux. La tour de l'Horloge, le pont Jacques-Cartier, les escaliers, entrepôts et ruelles, à travers le regard décalé d'un étranger, gagnent une poésie soudain exotique. Cette caméra de Christophe Debraize-Blois, inquiète, fragile, jamais assouvie, en perpétuelle découverte, s'allie au thème sans jamais le trahir ni l'appuyer.

La figure d'un truand cantonné à sa ruelle, incarné par Pierre Lebeau dans un capot de chat à l'ancienne, ajoute encore à l'univers dangereux et mythique de «la frontière», no man's land de l'Ouest américain, ici appliqué à Montréal, devenu territoire de la zone où les antihéros se perdent et parfois se retrouvent. Une femme assassinée par hasard chez le héros, bientôt jetée au royaume des glaces, dans un froid polaire perceptible, fait basculer l'intrigue du côté des apaisements à atteindre.

Poème de rédemption, Sur la trace d'Igor Rizzi, où les fantômes sont aussi présents que les vivants — celui de l'épouse disparue, campé par Isabelle Blais, se matérialise souvent —, est une oeuvre qui porte la marque d'un cinéaste doté d'une vraie vision. On le suivra avec hâte sur le chemin de ces vibrantes promesses.

http://www.ledevoir.com/culture/cinema/128018/un-froid-interieur-eloquent