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jeudi 11 septembre 2014

ENTRE L’IDÉAL ET LA CONTRAINTE

Entretien avec Noël Mitrani
par Guillaume Lafleur
mercredi 26 décembre 2007
 
Le film Sur la trace d’Igor Rizzi capte notre attention pour plusieurs raisons. D’abord, c’est un film sans compromission, tourné en 35 millimètres et réalisé à compte d’auteur, ce qui est rare et implique un réel désir de filmer et beaucoup d’audace. Ensuite, il confirme la place d’un acteur parmi les plus inventifs et intrigants du cinéma français contemporain, Laurent Lucas (vu chez Carax, Bonitzer, Moll, Bonello, Jousse ou encore De Pallières), dans la cinématographie québécoise [1]. Puis, il y a les partis pris de mise en scène : un sens naturel du rythme, particulièrement de la lenteur, en plus d’une volonté de représenter la ville (Montréal), sous ses aspects les moins tapageurs et les plus désaffectés. Enfin, l’argument fictionnel, de l’ordre de la gageure : un ancien footballeur professionnel vit en exil à Montréal (L. Lucas), ressasse sa vie sentimentale passée et se laisse entraîner sur la pente médiocre et facile de la criminalité ; à cela s’ajoute l’improbable arrivée d’une inconnue à l’agonie, au pas de sa porte enneigée. Autant de bonnes raisons pour justifier une rencontre avec le réalisateur, Noël Mitrani, afin de s’entretenir des relations entre les contraintes de la réalisation et d’un idéal de fiction cinématographique. Hors champ profite aujourd’hui de la sortie DVD du film pour offrir à ses lecteurs cet entretien réalisé en octobre 2006, au Festival du nouveau cinéma de Montréal.


Hors champ : Je vous propose d’orienter la discussion sur deux temps principaux : en premier, les contraintes matérielles et les conditions de tournage qui sont déterminantes pour votre film, et ensuite vos inspirations, vos choix de mise en scène…
Noël Mitrani : D’accord… Alors, partons du début. C’est un projet qui est particulier dans la mesure où, au départ, j’avais une somme d’argent définie de cinquante mille dollars. C’était une source de financement personnelle. Le pari consistait à dire : avec cette somme on va faire le film, quels que soient les conditions, les obstacles. En principe, la seule chose qu’on ne peut pas faire au cinéma, c’est un film où il n’y a pas du tout d’argent. À partir du moment où on en a un peu, cela devient une question d’inventivité et il est toujours possible de s’en sortir. En revanche, ce qui me paraît plus difficile est de faire un film avec moyennement d’argent, parce qu’on ne sait pas où l’on se situe. Mais quand on va vers des acteurs et des techniciens et qu’on leur dit : « voilà, en gros il n’y a pas d’argent, il y a juste la foi et l’envie de faire les choses », je crois que les gens nous suivent. Sinon, il faut au contraire beaucoup d’argent, avec un confort de tournage. Mais on ne s’est jamais longuement posé la question de l’argent, car le film a été entièrement conçu par rapport au budget de départ.
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Emmanuel Bilodeau et Laurent Lucas
HC : Il y a cependant des défis en termes de production qui dans votre cas en viennent à influencer tout le propos du film.
NM : C’est vrai que le défi était de taille car je voulais absolument tourner en 35 millimètres. En plus, j’ai compliqué les choses car nous tournions en hiver. Contrairement à ce que l’on aurait pu présager, le tournage a été à cet égard un bénéfice pour nous, car lorsque l’on tourne en hiver et qu’on est à moins vingt degrés dehors, l’équipe est très concentrée sur son travail. Il faut faire les choses vite et bien. On avait une attention de toute l’équipe qui était extraordinaire, tellement que par moments on arrivait à faire des scènes en une prise ou deux, ce qui est tout de même miraculeux pour un long-métrage.

Un certain état des lieux de la production

HC : Cette concentration dont vous parlez m’apparaît frappante, elle tranche avec le tout-venant de la production de cinéma, et il me semble qu’elle est relative aux contraintes qui furent dans l’ensemble hyper-productives et créatrices pour l’équipe. Cela prend même l’allure d’un manifeste par rapport aux normes de la production.
NM : Il y a beaucoup de choses qui ont été dites sur le financement du film et pour cause : le paradoxe c’est qu’aujourd’hui on a jamais fait autant de films et en même temps ça n’a jamais été aussi dur d’en faire, surtout quand il s’agit d’une première expérience. De nos jours, le mode de financement des films repose beaucoup sur le scénario, c’est une espèce de bible… Or, nous ne sommes plus en 1950, nous sommes au vingt-et-unième siècle et le spectateur a une éducation quant au discours visuel que l’on sous-estime. Il peut accepter des choses incroyables en ces termes. À ce titre, sans trop faire de provocation, je pense qu’il vaut mieux une bonne réalisation et un mauvais scénario que le contraire !
HC : Le problème est que nous en sommes au point où même le distributeur fait ses choix en fonction d’un texte qui ne peut à lui seul rendre compte d’un projet de cinéma.
NM : Bien sûr. Trop de films se font sur la base du scénario et on peut y passer cinq ou six ans, ce qui est ridicule. Les producteurs deviennent obsessionnels avec ça et les sources de financement en sont malades. Nous n’arrivons plus à mettre une touche finale, comme si un peintre n’arrivait jamais à terminer sa toile. Après on arrive au tournage, où l’on est confronté à une matière vivante, où il peut se passer plein de choses. D’un coup, les producteurs se disent alors : « ben oui, on se rend compte que finalement il se passe plein de choses au tournage… » Le réalisateur passe son temps à leur dire, mais ça ne suffit pas. Je travaillais sur un autre projet avant où j’en étais à quatre ans d’écriture, ce qui est une absurdité totale. Après cette expérience qui s’est déroulée entre 2000 et 2004, je me suis dit : « ça va, je veux faire du cinéma et non pas entendre des tonnes de délire sur le scénario ». C’est une base de travail, ce n’est pas une fin en soi. Nous en sommes au point où il y a des gens qui passent leur temps à ne lire que des scénarios en vue d’un financement. À la longue, ils ont oublié ce que c’est qu’un film !
HC : En effet, nous pouvons avoir l’impression que les films ne deviennent souvent qu’une courroie de transmission, notamment de la distribution jusqu’à la télévision, avec ses réclamations spécifiques qui peuvent transformer un projet.
NM : Je serais plutôt d’accord. La télévision est devenue un joueur essentiel pour le financement des films. Finalement, afin de toucher le plus large public, elle privilégiera des produits consensuels. Je suis assez inquiet d’un cinéma qui ne serait financé que par la télé, comme c’est pratiquement le cas en France. A contrario, pourquoi les séries américaines sont-elles d’un très bon niveau en ce moment ? C’est entre autre une question de volume : il y a 300 millions de personnes et beaucoup de chaînes télévisées. En gros, le renouvellement des séries télés s’est produit dans les années 1990, lorsqu’est sorti X Files. Cette série qui nous apparaît évidente maintenant était un projet assez bizarre au début. Quand ils ont lancé ça ou encore E.R., ils savaient que même avec un public confidentiel, ils toucheraient huit millions de personnes. Ils pouvaient donc faire un travail d’excellent niveau sans faire le plein du public. Le problème en Europe et au Canada, c’est que les produits de télé ou de cinéma doivent davantage faire le plein pour être rentables et cela mène au consensus.
HC : L’enjeu plus que jamais aujourd’hui consiste à s’extraire de l’hégémonie audiovisuelle, particulièrement en ce qui concerne le propos des fictions.
NM : Voilà. Je vais te donner un exemple concret. Pendant plusieurs années, en France, lorsque je travaillais sur des scénarios, je n’avais pas spécialement l’impression de vivre en démocratie. Dès qu’on touche des problématiques de fond, on se fait interdire. L’exception qui passe le mieux aujourd’hui, c’est la liberté sexuelle. Il est vrai qu’on peut mettre des choses sexuelles très poussées dans les films. Pourquoi pas ? Cela dit, on peut avoir envie d’aborder d’autres trames essentielles de la nature humaine et de la vie en société et cela devient nettement plus difficile.

Le processus de création et d’interprétation

HC : Revenons à votre film. Je crois savoir qu’il y a eu un engagement très franc de votre acteur principal, Laurent Lucas, dès le début du projet. Comment cette collaboration fructueuse a-t-elle prise forme ?
NM : Donc j’ai dit basta, j’ai envie de faire du cinéma et j’ai écrit la première mouture de Sur la trace d’Igor Rizzi en quinze jours. Après, j’ai peaufiné le film pendant un mois, en travaillant le personnage principal avec Laurent Lucas. J’ai connu Laurent sur le film qui se préparait depuis quatre ans que j’ai finalement abandonné. Je l’ai recontacté pour ce projet qu’il a suivi de très près.
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Laurent Lucas
HC : Autrement dit, il y avait déjà un travail d’interprétation à l’étape du scénario…
NM : En effet. Au fur et à mesure, il me donnait des repères concernant le jeu d’acteur. De ce fait, il y a eu une harmonie entre la scénarisation et le travail d’interprétation. Le scénario devenait solide rapidement, via cette collaboration de deux mois. Le processus était d’autant plus intéressant que Laurent n’est pas préoccupé de son image : ce qui compte est la valeur de ce qu’il joue. Il était prêt à prendre du poids, à se faire pousser la moustache. Cela l’amusait. En même temps, c’était difficile : par exemple, lorsque le personnage bedonnant doit manger une salade sur le lit, il fallait que cela demeure une image tragique. Un acteur moins subtil aurait fait de cette situation un moment comique qui aurait enlevé de la force au film. Le défi était de donner une épaisseur dramatique à des situations parfois ridicules. C’est comme marcher sur un fil et lorsque c’est réussi, c’est un régal absolu.
HC : Le deuxième personnage de votre film est la ville. À mon avis, l’une des grandes réussites de Sur la trace d’Igor Rizzi consiste à proposer un regard juste sur Montréal, en adéquation avec la trame fictionnelle.
NM : Il y avait derrière moi une trentaine d’années de fantasmes rattachés à la ville de Montréal sous la neige. Un cinéaste de Montréal n’aurait pas eu forcément le goût de filmer la ville comme ça. D’ailleurs, souvent les films québécois indiquent l’inverse de cette part importante de l’identité de Montréal. C’est l’été, on nous montre le côté high-tech de la ville, qui existe aussi. Si on prend l’exemple de C.R.A.Z.Y., il n’y a pratiquement pas d’hiver dans le film, alors que l’histoire se déroule sur plusieurs années. Est-ce un tabou psychologique pour les québécois ? À tout le moins, cela ne s’est pas beaucoup fait depuis les années 70. Quand je préparais le projet, on me disait : « les spectateurs n’aiment pas avoir froid dans la salle… » Je m’opposais à ce constat en donnant l’exemple de Fargo, ce qui donnait l’occasion de me rétorquer : « O.K., mais tu n’es pas les frères Coen ». D’accord, donc j’ai pas le droit de filmer l’hiver ?
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Laurent Lucas
HC : Au fond, dans un premier temps, pour appréhender l’hiver vous vous réfèrez davantage au cinéma et à son histoire qu’à la spécificité québécoise ?
NM : Je pense à Wenders, avec lequel je ne me compare pas mais qui m’inspire : si on prend Paris-Texas, c’est un des plus beaux road movie qui soit sur l’Amérique, l’une de ses plus belles peintures en mouvement. Pourtant, ce film a été réalisé par un allemand. Sans doute que la justesse du film est due au fait qu’il arrivait avec un regard extérieur. De même, ma façon de filmer l’hiver à Montréal provient d’un regard émerveillé. Maintenant que j’aborde un nouvel hiver ici, je me rends compte qu’il était indiqué d’avoir fait le film plus tôt, car déjà l’émerveillement se dissipe. Cela dit, il y a un écueil possible avec un tel regard, si on en vient à dire : « regardez, je vais vous montrer l’hiver ». L’idée était donc de ne pas y mettre l’emphase, l’hiver est là, il enserre les personnages pour mieux ressortir.

L’espace filmé : pour la beauté des actions et des gestes

HC : Venons-en à la plastique de votre mise en scène. Encore une fois, il y a une adéquation très nette entre le propos et les choix visuels. À ce titre, le principe du parcours ou du trajet est un élément déterminant pour votre film.
NM : D’ailleurs, le repérage participait déjà explicitement de ce principe. J’avais d’abord défini tous mes lieux de tournage en traversant Montréal à vélo. J’ai ensuite refait ces trajets avec mes deux acteurs principaux (Laurent Lucas et Pierre-Luc Brillant). Ils avaient déjà leurs costumes et nous avons fait une forme de storyboard. Je filmais avec un appareil photo en fonction vidéo, je visionnais le soir et je réajustais ensuite l’agencement des plans. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, il y a eu très peu d’improvisation sur le tournage, tout était très travaillé.
HC : Il semble que pour toi, il y ait une scénographie idéale des trajets qui doit prendre la forme du plan-séquence.
NM : J’ai une passion pour le plan-séquence. Je trouve que l’on peut alors donner une liberté exceptionnelle aux acteurs, en leur laissant une ou deux minutes en continuité. Ils ont davantage de temps pour se perdre et s’oublier afin de bien jouer une scène. Souvent le plan-séquence a mauvaise presse parce qu’il est envisagé caméra à la main ou à l’épaule pour des raisons économiques, pour simplifier la production. J’ai évité ça au maximum. Le plus beau plan de caméra demeure pour moi le plan fixe. C’est seulement lorsqu’on n’arrive pas à exprimer quelque chose par ce moyen qu’il me semble bon d’envisager des mouvements d’appareil. Rien de pire qu’un mouvement de caméra qui prend le dessus sur le propos en se complaisant dans la sophistication. Le plus difficile consiste à produire un cadre qui corresponde toujours à ce que j’ai à dire.
HC : Le plan-séquence, c’est très délicat : au niveau de la mise en scène, cela implique à la fois une extrême prudence et un goût affiché du risque…
NM : Prudence est un bon mot. Lorsque vient le moment de couper, je suis méfiant : par exemple en ce qui concerne le champ-contrechamp, je l’utilise parce qu’il est utile, mais c’est une illusion dans laquelle je n’embarque pas toujours. Quand on analyse ce procédé, même dans les meilleurs films il y a toujours des problèmes de raccords et de rythmes. Heureusement, le spectateur est souvent bluffé, mais j’ai envie de voir mon film et d’y croire aussi ! Il se trouve que j’ai une façon de filmer qui repose énormément sur le plan-séquence et du coup c’est très risqué : quand on fait un plan de deux minutes, il n’y a pas intérêt à le manquer. S’il y a une erreur de l’acteur ou une erreur technique, on est fichu. Il y a cependant ce moment de tension lors des prises qui est magnifique.
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Laurent Lucas
HC : Votre film est marqué par un ralentissement d’ensemble que soulignent le froid, la neige. Le personnage interprété par Laurent Lucas dégage une force et une énergie dans la lenteur qui semblent décuplés par rapport aux actions qu’il a à poser. Cela atteint évidemment une apogée lorsqu’il doit s’occuper de transporter le corps d’une inconnue, venue mourir chez lui. En fait, je trouve qu’il y a là une densité originale accordée à la représentation des actions.
NM : En ce qui concerne les trajets, Elephant de Gus van Sant m’a beaucoup marqué, car il accorde justement une importance originale à la représentation des actions, souvent avec un grand sens de la fluidité et de la continuité. Partant, je me suis posé cette question : qu’est-ce qu’une action au cinéma ? De façon assez commune, nous pourrions dire que c’est quelqu’un qui est caché et qui regarde une autre personne. Peut-être qu’il a un revolver dans la main. Est-ce qu’il va tirer ou pas, l’autre le saura ou pas ? C’est une action que tout le monde connaît. Mais une action, c’est aussi un homme qui sort la nuit, qui doit transporter cinquante kilos de cadavre dans un sac et le mettre dans un coffre, en marchant dans la neige. C’est lourd et pénible et il ne faut pas qu’on le voit. Il doit parvenir à ouvrir le coffre, à le refermer et à retourner dans sa maison. Le plan-séquence fait deux minutes dans le film et il s’agit de dire : « regardez, la composition des gestes humains fondent une action, comme les trajets ». Il faut mener le spectateur à s’intéresser au geste humain, car c’est tout simplement quelque chose de magnifique. Ce n’est pas seulement quand un personnage a quelque chose dans une main qu’il faut s’intéresser à ce qu’il va faire ! C’est pour cette raison que j’ai cherché à filmer tous ces petits détails qui sont parfois insignifiants mais construisent une personnalité. Le personnage de mon film, c’est une série de détails et de trajets. Cela contribue au malaise et à l’aspect pathétique du personnage : tout est pénible, tout est long, chaque action doit être faite et en plus, c’est l’hiver. Au départ je voulais faire des ralentis, afin de magnifier certaines actions humaines par un effet de décomposition. Or, j’ai découvert que je l’avais déjà par la neige qui ralentit les actions et permet de leur donner toute la dimension que je recherchais.

Le passage du temps et l’absence

HC : Enfin, tout ce décor, hivernal et urbain est non seulement le lieu de l’errance mais aussi de l’absence. Le personnage de Laurent Lucas est venu à Montréal pour oublier un échec amoureux auquel pourtant il n’arrête pas de penser et dont témoigne la voix-off. À cela s’ajoute un élément un peu étrange : l’appartement où il habite est pratiquement vide. Il s’agissait de renchérir sur l’absence par le vide ?
NM : L’appartement vide est un choix dont on peut discuter : je voulais qu’il n’y ait rien d’autre que du blanc, comme renvoi à la neige. Le vide permet de connoter l’absence, mais c’est aussi l’idée que le personnage de Laurent Lucas n’a pas posé ses valises. Un personnage qui s’installe en plaçant des livres ou en achetant de la vaisselle, commence à étaler son quotidien dans son lieu de vie. C’est quelqu’un qui finalement a un certain espoir, il essaie de s’ancrer dans l’existence et voit une perspective. Le personnage de Laurent Lucas a dépassé cette notion-là, il a tout mis dans des placards. Il y a même une pièce où il ne va jamais : on sent que c’est quelqu’un qui n’a pas clairement pris la décision de vivre sur la durée.
HC : J’ai envie de terminer notre échange en vous parlant des années 1970 qui sont une référence explicite traversant tout le film. Il y a bien sûr une vieille Oldsmobile bleue avec laquelle votre personnage traverse la ville, mais aussi le genre du road movie qui atteint sa plénitude à cette époque. Est-ce une forme d’hommage de cinéphile ou le désir de souligner le caractère décalé du personnage ?
NM : Pour moi les années 1970 représentent un idéal pour le cinéma et aussi pour l’affirmation d’une utopie collective. Depuis, ça n’a fait que se détériorer. Dès que je peux rendre hommage à cette période où j’ai grandi, je le fais. Mais plus encore, c’était une stratégie pour donner un effet d’intemporalité au film. Cocteau disait : rien ne se démode plus vite que la mode ; de même, je ne voudrais pas que mon film soit irregardable dans cinq ans. Ce choix concerne aussi les couleurs : plus on utilise des couleurs ancrées dans la mode, plus on est voué à faire du cinéma démodé. L’idée était d’arriver à ne pas trop dater le film, tout en gardant les autos d’aujourd’hui dans la rue. J’ai travaillé avec très peu de couleurs aussi. C’est aussi important pour moi que le cadrage et je m’en suis tenu à la triade gris-bleu pâle-marron.
À ce sujet, je déteste les lumières d’Almodovar, il n’y a pas d’engagement, les couleurs vont dans tous les sens. C’est un enfant des années 80 : moi je travaille sur la période où je suis né et lui celle où il a commencé à travailler… Tout le contraire de son compatriote Carlos Saura. Je pense à son film Cria Cuervos (1975, avec Geraldine Chaplin) [2] qui m’a beaucoup inspiré. Il utilisait le marron, le gris et le beige pour illustrer le thème de l’absence, visuellement proche du noir et blanc. J’ai interdit pour ma part le vert sur mon film, car je voulais ancrer mes personnages dans le minéral et le végétal. Le vert est la couleur la plus artificielle qui soit, il faut le plus souvent la travailler chimiquement pour l’obtenir. Il y a une exception, une outrance : le vert du blouson de Pierre-Luc Brillant qui permet de le distinguer complètement. Partout où il se déplace dans le film, c’est comme un morceau de vert qui se promène. Je parviens ainsi à l’isoler dans le décor. La vraie liberté se fonde sur les interdictions : c’est une porte ouverte au fantasme et à l’envie de casser des interdits.
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Noël Mitrani sur le tournage de Sur la trace d’Igor Rizzi, 2006
Entretien réalisé et retranscrit par Guillaume Lafleur. Festival du nouveau cinéma, octobre 2006.
http://www.horschamp.qc.ca/spip.php?article284

Regard vierge sur un Montréal de neige

Sur la trace d'Igor Rizzi, film indépendant phénomène de Noël Mitrani, sort en salles vendredi prochain

12 janvier 2007, par Odile Tremblay
 
On a beaucoup parlé des ratés du cinéma québécois au cours de l'année qui a fui. Les fonds publics étaient plantés plus ou moins à bon escient, sans toujours germer en bons films.

Ironie du sort ou leçon de choses, au dernier Festival de Toronto, c'est une oeuvre réalisée avec trois sous par un inconnu d'origine française, tourné au départ sans fonds publics, qui a remporté le prix du meilleur premier film canadien. Venise l'avait sélectionné auparavant. Une perle sortait de l'ombre.

Signé Noël Mitrani, Sur la trace d'Igor Rizzi est un blues, une oeuvre de rédemption remplie de silences, qui s'offre Montréal pour cadre. Un Montréal qu'aucun Québécois de souche, aveuglé par l'habitude, n'aurait eu l'idée de capter. Devant la neige soudain au sol comme une fibre poétique, le film offre des images inédites du pont Jacques-Cartier, des entrepôts, de la tour de l'Horloge, capturées par un oeil étranger en position découverte, jamais blasé. Celui de Noël Mitrani.

Le jeune cinéaste a beau être né à Toronto (de parents français), il ne conserve guère de souvenirs d'un Canada quitté à cinq ans. Mais les mythes et les rêves surgissent très tôt. «Je suis nostalgique de la période où je suis né: les années 60, le début des années 70. La musique, le cinéma de cette époque me fascinent. Mon film est rempli de ces références.»

Existe-t-il de vrais hasards? Il y a deux ans et demi, avec femme et enfants, le Parisien s'est expatrié chez nous. «Montréal a une bonne image en France.» Il trouve un côté latin aux Québécois, sans le côté pessimiste du Français. Son ami le comédien Laurent Lucas, ancien Parisien installé à Montréal et amoureux de notre ville, l'a encouragé aussi à venir au Québec.

C'est ce même Laurent Lucas, accoutré d'une moustache qui le transforme en une sorte de Survenant un peu hobo, qui sera l'âme et le héros de Sur la trace d'Igor Rizzi. Il joue un ancien champion footballeur hanté par la mort de la Québécoise qu'il a aimée et dont il traque le fantôme à Montréal. «Laurent possède le côté sauvage, l'aspect "pelleteux de nuages" du personnage.»

Le cinéaste, qui n'avait que des courts métrages à sa feuille de route, s'était juré de faire un premier long métrage à sa manière, réussi ou raté mais sans concessions, avec les 50 000 $ échappés de ses goussets, en 35 mm. Sur la trace d'Igor Rizzi est produit, écrit, réalisé par Mitrani, qui coiffe aussi les chapeaux de directeur artistique, de costumier, de tout ce qu'on voudra. À la toute fin, à l'heure de la postproduction, quand Pascal Maeder de la maison Atopia, épris du film, a embarqué dans le projet, un peu d'argent de l'État s'est ajouté dans la maigre cagnotte. De nouveaux fonds de la SODEC et de Téléfilm pourraient permettre de payer l'équipe.

Ces visages d'un Montréal insolite, Noël Mitrani les a découverts à vélo. «Je m'étais fabriqué à distance un idéal nord-américain, confesse-t-il. Il fallait le filmer tout de suite avant qu'il ne soit détérioré par le réel.»

Il voit son film comme un western (servi par la musique du genre) mais situé dans nos terres, avec la figure du desperado (Lucas), si malheureux qu'il accepte un contrat d'assassinat pour payer son loyer.

«Le bonheur est lié à la morale, estime le cinéaste. En perdant l'amour, on perd cette morale aussi. La méchanceté consiste en l'abandon de tout espoir. Chacun est hanté par les fantômes de son passé. C'est le sujet de mon film, qui se veut un conte moral axé sur le remords.»

Laurent Lucas (acteur vu entre autres dans Lemming, La Nouvelle Ève, Haut les coeurs!) affirme s'être senti pour la première fois à la genèse d'un projet, avec Sur la trace d'Igor Rizzi. «Noël avait deux idées de scénario: l'une était l'histoire d'un sportif de haut niveau qui perd sa femme québécoise et s'expatrie à Montréal, bourrelé de remords. L'autre, celle d'un homme dont une femme vient mourir sur le pas de sa porte. Je lui ai conseillé de marier les deux intrigues.»

Jamais, non plus, Lucas n'avait versé dans une production aussi artisanale. «On travaillait chez moi. Les enfants de Noël et les miens jouaient dans le film. Nos amis ont fait le son. J'ai rameuté du monde pour avoir des trucs gratuits. Mais au cours du tournage, le directeur-photo Christophe Debraize-Blois et moi sentions bien que le film posséderait une grâce. À cause de la neige, des mouvements de caméra, des longs plans-séquences, des scènes toujours chorégraphiées.»

Le jeune acteur québécois Pierre-Luc Brillant, qui incarne le colocataire du desperado français, avoue qu'au départ l'idée de jouer gratuitement dans un film ne lui souriait guère, mais le scénario lui a plu. «Je vois mon personnage comme un appendice du héros, dit-il. Il apparaît. Il disparaît. C'est un fantôme, un être monolithique. Il représente ce que le personnage principal aurait été s'il ne s'était pas pris en main.»

Noël Mitrani déclare avoir été inspiré par la neige. «Elle impose sa loi, sa blancheur. Ce qui permet de créer un climat réaliste. Nous avons parfois tourné sous des froids extrêmes: moins 26, moins 32 degrés. Il fallait lutter contre la buée dans les objectifs. Le film a été tourné il y a moins d'un an et j'aurais été bien embêté de le faire cette année, avec votre hiver sans neige... » 
 
 
 
 
 

samedi 24 mai 2014

Entretien avec le réalisateur Noël Mitrani (23 mai 2014)

Vous avez tourné Sur la trace d'Igor Rizzi en 2006, vous veniez d'arriver au Québec. 

Oui, après avoir vécu trente ans en France, je regrette d'avoir perdu tant d'années de ma vie dans ce pays qui ne me convenait pas. Quand on a tourné en février, c'était mon premier hiver à Montréal et tout était nouveau pour moi à ce moment-là. J'étais émerveillé par tout ce que je voyais, la neige, les bâtiments dans le style Far West, les ruelles à l'américaine, une ville qui respirait et que j'avais envie de filmer sous toutes ses coutures. Après des années de déception à Paris, j'avais subitement l'impression que les choses devenaient faisables, une vie nouvelle s'ouvrait pour moi et mon premier film est imprégné de ce sentiment unique que j'avais dans la tête.  

En arrivant à Montréal, vous aviez un projet de film dont l'histoire se passait dans un chalet des Laurentides. 

Oui, c'était très stéréotypé, dans la continuité de l'idée qu'on se fait du Canada depuis la France, le film ne s'est pas fait mais j'aurais peut-être pu en faire quelque chose de bien. 

Marie Laforêt avait donné son accord pour jouer dedans.  

Oui, je l'avais rencontré quelques fois à Paris chez elle, un vrai personnage à la Greta Garbo, je regrette qu'on n'ait pas travaillé ensemble. Ruquier l'avait invité sur son plateau pendant Cannes et lui avait fait parler du projet qu'elle avait avec moi, c'était assez surréaliste comme impression, on évoquait mon nom à une heure de grande écoute, c'était un peu comme si le film existait déjà, j'en avais d'ailleurs ressenti un certain malaise.  

Ce projet, vous l'aviez écrit en France? 

Oui, ça s'appelait De Plein fouet, j'en avais écrit au moins dix versions au gré des divers producteurs qui m'avaient mené en bateau. C'était un thriller sur fond de conflit familial, ça fonctionnait bien, mais cette histoire était très marquée dans son état d'esprit par ma vie parisienne, les personnages baignaient dans le rapport de force, le reproche et l'insulte, une approche des relations que j'ai laissé derrière moi depuis que j'habite au Canada. Helena Noguera, Xavier Gallais, qui était un comédien de théâtre très prometteur, et surtout Laurent Lucas devaient jouer dedans. 

Laurent Lucas, qui allait être si important dans votre vie, comment l'avez-vous rencontré?

Quand on a monté le projet en 2003, on a cherché un acteur pour le rôle principal et c'est là que je l'ai connu, par l'intermédiaire d'un certain Pierre Hagnauer, un oiseau de nuit qui connaissait le tout Paris. Pierre avait été engagé par la production pour nous faire des propositions, je le revois encore tournant les pages de son catalogue d'acteurs jusqu'à ce qu'on arrive à la fiche de Laurent Lucas. J'ai tout de suite flashé en le voyant. Et ironie de la situation, Laurent était un des rares acteurs que Pierre n'avait jamais croisé, il avait juste pensé à lui car il le trouvait approprié pour le rôle, mais enfin il avait tout de même réussi à lui mettre la main dessus.
  
À ce moment-là, Laurent Lucas, vous le connaissiez ?

Oui un peu, je l'avais vu dans Harry, un ami qui vous veut du bien et Hauts-les-cœurs. Son regard intense et son jeu en retenue m'impressionnaient. Pierre a organisé une rencontre à la production et on a très vite sympathisés. Laurent m'intimidait car il était un des représentants du cinéma d'auteur français, un milieu qui m'était complètement étranger et que je regardais à distance avec un certain complexe en me disant que je ne ferai jamais partie des leurs. Laurent m'a dit qu'il vivait au Québec, je lui ai dit que j'étais né à Toronto et que j'avais dans l'idée d'aller m'installer à Montréal, il m'a encouragé à le faire, ce que j'ai fait quelques temps plus tard.

Pourquoi ce film De Plein Fouet ne s'est-il pas fait?

En France je n'avais pas de contacts sérieux pour monter le projet, j'avançais avec l'énergie du désespoir, surtout du désespoir, je n'avais aucuns pistons, aucune entrée au CNC, j'avais réalisé quelques courts-métrages remarqués qui étaient passés sur Canal + et France 3, mais j'avais sans cesse affaire à des producteurs médiocres qui me faisaient perdre mon temps et me déprimaient. Finalement, l'un d'eux avait une connexion avec une production québécoise et on a tenté une coproduction qui a fini par échouer. Mais l'essentiel était ailleurs, tout ça m'a conduit à Montréal et au bout du compte j'ai changé de vie grâce à ce projet qui ne s'est pas fait. 

Donc vous aviez écrit le scénario de Sur la trace d'Igor Rizzi en peu de temps.

Oui en un mois et puis après je l'ai perfectionné petit à petit. Quand on n'a pas un producteur sur le dos pour nous martyriser on écrit très vite, Woody Allen écrit ses films en 15 jours/trois semaines. Quand on passe des mois sur un scénario c'est rarement pour l'améliorer, c'est surtout pour le formater, lui retirer sa fraicheur et essayer de satisfaire l'égo de ceux qui le financent. 

Je crois que le scénario faisait moins de 50 pages. 

Oui c'est bien suffisant, quand on est son propre producteur on n'a pas besoin de gonfler le scénario avec des indications superflues. Mon dernier film Le Militaire, que j'ai aussi produit, faisait à peine 40 pages, par contre L'Affaire Kate Logan que je n'ai pas produit faisait plus de 100 pages... En général, mes scénarios sont courts car j'essaye le plus possible de condenser les scènes pour en faire ressortir la substance utile, plus une scène est chargée en écriture plus elle est noyée. 

Après l'échec de De Plein fouet, aviez-vous été tenté d'abandonner le cinéma?

Oh oui j'étais accablé par tous ces projets avortés que je trimballais derrière moi ! À ce moment-là j'ai bien cru que je ne ferai jamais un long-métrage dans ma vie. Mais en même temps je venais de changer de pays et je me disais qu'il fallait que j'en profite pour trouver une nouvelle dynamique dans ma façon de faire les choses. Et comme j'avais atteint mon point de saturation avec les producteurs, j'ai donc décidé de produire moi-même un film en utilisant mon argent personnel. 

Une fois que vous aviez décidé de le produire, dans quel état d'esprit étiez-vous pour écrire le scénario?

J'étais très inspiré, très motivé, ma préoccupation était d'écrire au plus près de mes sentiments, sans mauvaises raisons. Le fait d'être producteur m'a enlevé un poids considérable, j'avais enfin l'impression de travailler comme un artiste. J'ai écrit le film le plus personnel que je pouvais, sans restrictions, sans tous les critères débiles que nous infligent les producteurs. Je montrais les étapes à Laurent Lucas qui me donnait ses suggestions et on avançait comme ça, au feeling.  

Vous ne pensez pas que parfois ça a du bon de devoir convaincre les autres. Un auteur n'a pas toujours raison. 

Ce n'est pas une question d'avoir raison, mais de pouvoir s'exprimer vraiment. Sauf si on parle d'un scénario de commande, mais dans ce cas on parle d'autre chose. Quand un scénario n'est plus qu'une série d'arguments à l'épreuve des balles, ce n'est plus une œuvre susceptible d'interpeler le public, c'est juste un produit. 

Je ne sais plus qui disait qu'une œuvre d'art respire par ses défauts. 

Oui c'est tout à fait ça, l'obsession du scénario sans défauts est une lubie de producteurs qui fait beaucoup de mal à la création, le résultat est semblable à la chirurgie esthétique, pour supprimer un défaut sur un visage le chirurgien massacre les expressions de la personne. Avec Igor Rizzi j'ai voulu connaître une fois dans ma vie cette expérience de pouvoir m'exprimer dans un film sans avoir à me soumettre au système. Car quand on travaille dans la perceptive de convaincre un tiers, qui plus est mal intentionné, on cesse d'être un créateur, on devient un faiseur, on calcule, on soupèse, on cherche à être habile c'est tout. Et puis si les producteurs et les distributeurs avaient raison, il n'y aurait que des succès et on en est très loin, ils font vivre l'enfer aux auteurs pour quel résultat, une majorité de bides! Il faut bien comprendre que les décideurs dans les compagnies de films savent que s'ils se plantent avec un produit formaté on ne les blâmera pas pour ça, par contre s'ils prennent un risque artistique et qu'ils se plantent alors là ils se font virer, voilà en quoi consiste l'équation.

Quelle était la somme que vous aviez mis pour produire le film? 

J'avais une épargne de 50.000 $, dont une partie provenait des droits d'auteur de mes courts-métrages qui étaient passés à la télé.  

C'était une somme importante sur le plan personnel, mais très modeste pour financer un long-métrage. 

Il était convenu que personne ne serait payée, donc si on enlevait les salaires, avec 50.000$ nous avions tout de même de quoi faire. Je m'étais souvenu de la phrase de Coppola qui disait qu’avec 50.000 $ à soi on fait autant de choses qu'avec 500.000 $ qui vient des autres. Effectivement je l'ai vérifié, avec cette petite somme on a fait des miracles, car il n'y a eu aucun gâchis.  

Vous n’aviez pas la crainte d’être à cours d’argent pendant le tournage. 

Non, jamais. Au moment où le tournage a commencé j’avais réuni toutes les ressources utiles, caméra, matériel, nourriture… Acteurs et techniciens compris, nous étions presque une vingtaine sur le tournage pendant un mois, il y avait une personne par poste et chacun avait ce qu’il lui fallait pour fonctionner. J’étais monté en première ligne pour obtenir des deals favorables avec le labo, l’achat de la pellicule, le matériel, etc… Et puis au même moment j’avais fait la connaissance de Fouad Sassi, un Français qui venait de s’installer à Montréal et qui était passionné de cinéma, son aide a été cruciale pour moi, on formait un tandem très solide pour préparer le film, sans le soutien de Fouad je ne suis pas certain que j’aurais réussi cette aventure.

Vous comptiez aller jusqu’au bout sans aucun soutien extérieur? 

Non bien sûr, je savais que je ne pourrais pas financer la postproduction, surtout avec une finition en 35 mm. Il fallait donc que le film soit assez réussi pour qu'on entraîne un coproducteur après la phase de montage. 

Et c'est ce qui s'est passé. 

Oui avec Atopia, la compagnie de production et de distribution de Pascal Maeder que j’avais connu grâce au réalisateur Denis Côté. Après avoir vu le film sur un DVD, il m'a rapidement donné son accord pour s'associer avec moi en postproduction, mon pari était gagné.

Il prenait un risque. 

Oui bien sûr, même s’il savait déjà que le film était sélectionné à Toronto. Et puis bien vite on a eu le festival de Venise. Le soutien de Pascal Maeder a été déterminant, ainsi que son savoir-faire car je m'y connaissais moins au niveau de la postproduction que de la phase de tournage.

Aviez-vous retrouvé votre argent? 

Oui exactement la somme que j'avais investi, mais je n'en ai pas gagné. Sauf que j'ai pu faire un  film ! ...Et ça m'a permis de me lancer car depuis j'en ai fait deux autres. 

Quel conseil donneriez-vous à un réalisateur qui voudrait autoproduire son film? 

Je lui dirais: "As-tu accumulé suffisamment de dégoût du système pour faire les choses par toi-même, sinon attends encore un peu !". 

Vous aviez peu d'argent et pourtant vous aviez réussi à tourner en 35mm. 

Oui, je tenais absolument à tourner en pellicule. Le film que j'avais en tête n'aurait eu aucun impact en numérique. Et puis en 2006, c'était encore la préhistoire pour ce qui était des caméras HD, l'image était moche, ça aurait été un désastre si je n'avais pas tourné en pellicule. La poésie des paysages enneigés existe grâce au rendu magnifique du 35mm, je n'ai aucun doute là-dessus. 

Vous aviez fait venir votre directeur photo de France. 

Oui, Christophe Debraize-Bois, il avait déjà fait la photo sur trois de mes courts-métrages, il était très doué, et en plus un excellent cadreur. J’avais une confiance totale en lui et dans sa capacité à faire l’image naturelle que je souhaitais, sobre, sans fioritures. Pour lui aussi c'était son premier long-métrage, d'ailleurs pour l'ensemble des membres de l'équipe il s'agissait de leur premier long-métrage, y compris l'ingénieur du son Louis Piché qui jusque-là était perchman. Personne n'était payée, mais chacun a eu sa chance, je veux parler des techniciens car les acteurs eux avaient tous l'expérience du long-métrage. 

Justement, Laurent Lucas, Pierre-Luc Brillant, Isabelle Blais et Emmanuel Bilodeau, pour un petit film sans budget, comment aviez-vous réussi à convaincre de tels acteurs?

Je pense qu'ils ont aimé la nature du projet, ils ont senti que j'étais inspiré et puis le 35 mm les rassurait, ils se disaient que je les entraînais dans une vraie aventure cinématographique.

À l'époque, vous êtiez le premier au Québec à faire un film en solo sans l'argent des institutions gouvernementales. 

Oui c'était très atypique, depuis le principe s'est répandu, je pense que j'ai eu une petite influence dans ce domaine. 

Revenons à l'image, vous accordez une grande importance à la sobriété.  

Oui, je déteste les images esthétisées, je trouve ça cheap et vulgaire, et immature aussi. Et puis je pense que quand on trafique l’image c’est qu’on ne parle pas avec ses sentiments, on cherche juste à en mettre plein la vue.

Vous aviez tourné avec une caméra plutôt ancienne je crois? 

Oui une vieille Arriflex BL4, une antiquité qui était très lourde et qui faisait un bruit infernal. On devait la camoufler sous des couches de couvertures ou des blousons pour ne pas l’entendre ronronner dans les micros. C’était surtout un problème en intérieur car à l’extérieur le bruit de la caméra se fondait dans le bruit ambiant. 

Heureusement l’essentiel du film était en extérieur.

Oui, mais c’était quand même un inconvénient et le loueur avait fini par nous concéder pour le même tarif une caméra plus récente qui était beaucoup plus silencieuse. L’équipe avait vécu cette amélioration comme un soulagement! 

Et comment la caméra avait-t-elle supporté le grand froid? 

Très bien, le mécanisme était très graissé pour tenir le choc du -30°C, par contre la caméra numérique utilisé pour le making of, elle, a planté, et je suis sûr que si on avait tourné en HD on aurait vécu un cauchemar dans de telles conditions de froid. En fait le souci majeur était la condensation sur les objectifs quand on passait de l’extérieur à l’intérieur, car le contraste de température produisait de la buée sur la lentille. On devait parfois attendre presque deux heures pour tourner à nouveau, le temps que la condensation s’en aille complètement, du coup on avait aménagé le plan de tournage en fonction de cette contrainte.

Vu la nature du projet, j’imagine que n’aviez pas dû consommer beaucoup de pellicule. 

Non pas beaucoup, 35.000 pieds, soit environ 7 heures de rushes, ce qui était très raisonnable. Mais comme nous tournions des plans-séquences assez longs, nous devions être certains que chaque plan serait parfait de bout en bout, donc nous tournions à deux ou trois prises en moyenne pour nous couvrir. 

Aviez-vous un combo? 

Non je n’avais pas de retour vidéo, je n’en avais ni les moyens ni l’envie. Je me souviens avoir dit que nous allions tourner ce film comme si nous étions en 1975. Je n’ai pas ressenti le besoin de voir les images au fur et à mesure, on avait les rushes tous les jours et très vite je n’ai plus eu envie de les regarder, car je voulais rester dans l’expérience du tournage, je ne voulais pas mélanger les différentes étapes, car les rushes racontent déjà quelque chose qui dépasse la réalité du tournage. J’avais besoin de garder cette ambiance extraordinaire que je ressentais pendant qu’on tournait, je ne voulais pas fausser cette perceptive, nous marchions sur un fil et j’en étais ravi, je crois même que toute la richesse du film repose sur le fait d’avoir tenu à distance la technologie pour privilégier l’expérience humaine.

Vous n’aviez donc eu aucun dépassement, aucun moment critique? 

Non, car j’avais tout fait pour l’éviter, en calibrant la production au dollar près selon les besoins de la réalisation. Je n’avais écrit que des scènes que je savais pouvoir tourner, et la chance a été avec nous car nous aurions pu déraper sur une situation imprévue. Je pense franchement que si j’avais travaillé avec un producteur je me serais planté, car une telle aventure ne peut fonctionner que si le réalisateur est aux commandes de la production, qu’il gère son propre argent, sans avoir à tout justifier auprès d’un partenaire forcément sceptique devant un tel défi.

Pourquoi aviez-vous envie de raconter l'histoire d'un ancien footballeur déchu? 

En fait les choses ont commencé à partir d'une vision, celle d'un homme solitaire et pathétique qui marche dans la ville enneigée en ressassant son passé et qui promène avec lui un ballon de football comme s'il s'agissait d'un animal de compagnie. Et puis tant qu'à faire je me suis dit "et bien je n'ai qu'à en faire un ancien footballeur", et puis les éléments du personnage me sont venus assez spontanément car j'étais guidé par un sentiment intérieur très fort.

Pourquoi avoir fait un film sur le passé alors que vous veniez de changer de pays et que vous étiez tourné vers le futur? 

Effectivement ça peut sembler étonnant. Mais en fait en immigrant au Québec je laissais derrière moi un pan entier de mon existence, et dans la phase de transition mes émotions étaient à fleur de peau, je ne pourrais plus écrire ce film aujourd'hui. En m’installant à Montréal je devenais un immigré, c’est un sentiment étrange que de se sentir un immigré, j’ai capturé ce sentiment et je l’ai mis dans mon film. On parle souvent de l’immigration sous l’aspect politique ou sociologique, mais il y a un énorme facteur existentiel dans le fait d’immigrer. 

C'est-à-dire? 

Et bien quand on immigre, c'est comme si on changeait de peau, il s’agit d’une expérience philosophique fondamentale, toutes nos valeurs deviennent relatives pour ne pas dire caduques, on s'aperçoit que les individus ne sont que le produit de leur culture, et c'est assez navrant comme constat. Depuis que je vis à Montréal, je me sens un autre, j'ai l'impression de m'être reprogrammé. En me débarrassant de la culture française qui m'envahissait j'ai pris mon envol. Immigrer n'a rien de comparable avec un voyage touristique, car c'est une redéfinition de soi-même. En fait je pense que l'expérience de l'immigration est assez traumatisante, il faut être fort dans sa tête pour être capable de puiser au fond de soi la vraie matière qui nous constitue. Et puis, pour la France c'est comme si j'étais mort, je constate que le pays continue de fonctionner sans moi, ça paraît évident mais quand on en fait l'expérience c'est choquant... 

Sur la trace d'Igor Rizzi est donc un film d'immigrant. 

Oui sans aucun doute. Mais un immigrant qui vient d'arriver, car le film décrit un sentiment transitoire qu'on ne ressent que pendant quelques mois, ce moment unique où on évolue comme un intrus, ou du moins comme un observateur, on n'appartient plus à nulle part, on est en flottement, on se sent vivre comme jamais, toutes les émotions sont démultipliées. Quand j'ai écrit puis réalisé Igor Rizzi, je n'étais pas normal émotionnellement, j'étais déphasé, presque déréglé, et j'avais la crainte que cette sublime sensation ne se retire de moi avant que le film ne soit achevé. 

Vous êtes né à Toronto, comment se fait-il que vous vous sentiez un immigrant au Canada?

C'est assez compliqué, sentimentalement parlant je me sens attaché au Canada, car j'y ai vécu ma petite enfance, mais techniquement j'ai passé tellement d'années en France qu'une part de moi a été fabriqué hors du Canada. Mais si je pousse le raisonnement, je ne me sens ni canadien ni français, j'essaye juste d'être moi-même. Et je dirai que le fait de ne pas se sentir appartenir à un pays m'ouvre les portes de la liberté. Le sentiment d'appartenance à un pays constitue pour beaucoup de gens une limite intellectuelle, pour ne pas dire une limite tout court.

La notion de remords est centrale dans votre film, c'est un sentiment rarement traité au cinéma? 

Oui je voulais écrire un film qui décrive le sentiment du remords, d'ailleurs le scénario était intitulé "Les remords d'un ancien footballeur". Le remords est un sentiment souterrain qui nous ronge et contre lequel nous sommes assez impuissants. Le remords a si peu avoir avec la matière qu'il en est mystique. On espère le chasser avec des idées mais le remords ne se laisse pas convaincre par un discours.

Les remords peuvent nous gâcher la vie. 

Oui, et parfois on donnerait tout pour retourner dans le passé et corriger notre attitude pour empêcher un remords de prendre racine. 

C'était un défi de mettre ce sentiment en images.

Oui et je pense que j'y suis parvenu car je n'étais pas dans le calcul, j'ai évité d'intellectualiser ce sentiment, je me suis contenté de le glisser lentement dans le récit, l'aspect littéraire de la voix-off m'a été utile pour y parvenir. 

Justement, cette voix-off est traitée avec originalité, elle est en parfait décalage avec l'action qu'on voit à l'image. 

Il y a deux niveaux qui cohabitent simultanément dans le film, le passé qui accable le personnage et le présent qui est une lutte du personnage pour survivre matériellement, mais je crois que nous sommes nombreux à vivre sur ces deux dimensions, notre cœur est dans le passé et notre cerveau s'occupe du présent.

Il n'y a pas de futur dans le film, le personnage semble soudé au présent. 

Oui, je suis content que vous l'ayez remarqué. J'ai totalement aboli la notion de futur, ce qui se passera dans l'avenir n'a aucune espèce d'importance, car tant que le personnage n'aura pas réglé son problème de remords, il demeurera une ombre qui se promène dans la ville. 

Un critique avait dit à l'époque de sa sortie que le film était ennuyeux à mourir, qu'on y voyait Laurent Lucas marchant dans la neige pendant 1h30. 

Oui, c'est une façon de voir les choses ! Il n'y a aucun argument à opposer à ce critique car c'est une affaire avec lui-même et sa façon de ressentir l'existence. 

Vous admettez que le film est lent, très contemplatif et que certains peuvent s'ennuyer en le regardant. 

Contemplatif, c'est le terme. Je ne peux pas convaincre des gens qui sont concrets et pour qui le sentiment de flottement n'existe pas. J'ai fait un film contemplatif, la frontière avec l'ennui n'est pas très éloignée, je le reconnais, mais ce qui fait la différence c'est ce qui se passe sous les apparences. L'intérêt de la vie est toujours invisible. Les choses les plus fortes ne se voient pas, elles se ressentent. 

Faire un film contemplatif aujourd'hui, c'est un sacré pari. 

J'ai fait le film en 2006 et depuis les choses se sont même aggravées... Je n'ai pas fait ce film en pensant au public, je n'ai pas cherché à divertir les spectateurs, ni à plaire à des producteurs. Je ne savais même pas si ce film serait un jour projeté dans un cinéma. Je l'ai fait c'est tout. Je l'ai fait pour répondre à un besoin pressant d'exprimer ce que j'avais sur le cœur à ce moment précis de ma vie.

Sur le plan visuel, vous aviez développé un langage très personnel. Vous enchaîniez les plans d'ensemble filmés en longs plans-séquences. Il y a environ 200 plans seulement dans le film. 

180 précisément, c'est un chiffre que j'ai découvert à la fin du montage. Chaque plan respirait pour lui-même. Je laissais se déployer chaque scène dans son intégralité, sans précipiter les choses, car le moindre artifice aurait détruit la sincérité de ce que j'avais à dire. 

Les gros plans se comptent sur les doigts de la main. 

Oui, j'ai utilisé les gros plans comme des bornes pour soulager le spectateur. Quand un gros plan surgit, il agit comme une outrance, on le remarque, il est presque impudique. 

Laurent Lucas est l'acteur idéal pour ce type d'exercice minimaliste. 

Oui, Laurent est magnifique dans ce rôle. Il apporte toutes les nuances dont on a besoin. Il est capable de tenir un plan pendant presque deux minutes sans faiblir au jeu, en gardant toujours sa finesse. C'est un virtuose de la sobriété. Il est capable de faire beaucoup avec très peu de matériel scénaristique, car il vit les scènes, il leur donne sa vraie densité, avec un dosage parfait.

 Il se dégage de son personnage une tristesse. 

J'adore la tristesse, c'est le plus beau sentiment que je connaisse, c'est un sentiment noble, profond, riche intérieurement. Il y a toujours de la beauté dans la tristesse car elle ne peut fonctionner qu'avec la sincérité.

Comment aviez fait pour que le personnage apparaisse touchant alors qu'il s'apprête à tuer un homme pour de l'argent? 

Un personnage rempli de remords est forcément touchant. Mais le mérite revient à Laurent Lucas, car il a cette aptitude rare chez les acteurs de pouvoir exprimer de la sympathie tout en menant une action condamnable. Dans mon dernier film Le Militaire, dans lequel il joue aussi, son jeu opère de la même façon, alors que tout plaide contre son personnage, il parvient à le rendre humain et émouvant. Il y arrive car il ne cherche pas à se rendre attachant, il ne racole jamais, il garde une distance pudique qui finit toujours par émouvoir le spectateur. Laurent Lucas fait confiance au montage pour construire une notion ou une émotion, il ne commet pas l'erreur de tout donner dans chaque scène. Quand je suis au montage je suis saisi de découvrir la mécanique de son jeu, j'assemble les plans et le personnage se dessine sous mes yeux, c'est éblouissant, la marque d'un grand acteur. 

Jusque-là vous n'aviez réalisé que des courts-métrages, quelle était votre expérience avec les acteurs avant d'aborder ce premier long-métrage? 

Sur mon premier court-métrage After-Shave, avec Sacha Bourdo, j'avais fait jouer les acteurs de façon caricaturale car je n'avais pas encore compris les nuances du jeu. Je ne savais pas encore que ce qu'on voit sur le plateau sera amplifié aux rushes et amplifié encore dans le montage. Sur mes courts-métrages suivants j'avais tellement peur que les acteurs en fassent trop que je les empêchais de jouer ! Entre mon dernier court-métrage Les Siens et Igor Rizzi, j'ai eu cinq ans de réflexion, j'ai eu le temps de digérer le travail de mise-en-scène, j'ai lu tous les entretiens de réalisateurs que j'ai pu trouver, j'ai décortiqué chaque film que je regardais. Mais en définitive, je dois beaucoup à Laurent Lucas car il m'a fait comprendre la subtilité du jeu des acteurs, le dosage surtout et la non-intellectualisation des indications.

Précisément, en quoi consistait votre relation avec Laurent Lucas sur le tournage d'Igor Rizzi? 

Très naturelle, dans la continuité de l'énorme travail de préparation que nous avions fait avant le tournage. Laurent m'a donné tout son temps avant et pendant le tournage, on se voyait tous les jours avec Pierre-Luc Brillant et mon assistant réalisateur Fouad Sassi. On a fait beaucoup de répétitions en décors réels pendant les deux mois précédents le tournage. Cette période préparatoire a été capitale car je filmais les répétitions avec la fonction vidéo de mon Nikon et je les analysais le soir. Presque la totalité du film avait été tournée en vidéo. Cette méthode m'a permis d'affiner le scénario, de le réduire à sa plus simple expression. Cette période m'avait aussi permis d'absorber le jeu de Laurent Lucas, d'être à l'écoute de ses conseils et de ses suggestions. Au premier jour de tournage, j'étais dans un excellent état de préparation, je savais vraiment où j'allais.

Vous répétiez en décors réels, c'était un vrai luxe. 

Oui, en fait c'était une affaire de copains. On prenait plaisir à se retrouver sur les décors et à répéter. J'avais passé l'automne à sillonner la ville pour repérer les décors, et au début de l'hiver on s'y est mis. Pendant le tournage on était si bien préparés qu'on finissait souvent le planning vers 15 heures et que j'avais du temps pour créer des scènes supplémentaires, comme celle de Laurent juché au sommet d'un arbre, un plan magnifique qui enrichit la fin du film.

La vieille Oldsmobile caractérise très bien le personnage. 

Oui, elle datait de 1981, je l'avais acheté pour le film et j'avais dû la faire réparer. Je l'avais choisi car elle était bleue comme la glace et s'harmonisait parfaitement avec le décor enneigé. C'était la voiture parfaite pour ce personnage décalé de la réalité. On a fait toutes les répétitions avec, elle nous donnait le feeling dont nous avions besoin pour nous imprégner de l'histoire et du personnage. 

Parlons du montage, on ne monte pas un film constitué de plans-séquences de la même manière qu'un film où les scènes sont découpées en plusieurs plans. 

Le montage est le montage, quelque soit la nature des plans, car l'objectif est toujours le même, raconter une histoire de la manière la plus intéressante possible, en lui donnant le rythme nécessaire, et en maintenant toujours en éveil l'intérêt du spectateur. Denis Parrot, le monteur, avait d'abord assemblé les plans dans l'ordre du scénario et on avait un film d'environ deux heures, un film assez ennuyeux, c'était beau visuellement mais lassant. En général les plans qu'on avait tourné étaient intéressants en eux-mêmes, mais il a fallu traquer toutes les redondances, car il ne fallait surtout pas nous répéter. Au bout du compte, on a supprimé un quart des scènes et le film a pu trouver son rythme et sa fluidité.

À la fin du premier montage, vous aviez organisé une projection test pour quelques spectateurs et ils ont tous fait la même critique. 

Oui, je n'avais pas assisté à cette projection pour que les personnes se sentent à l'aise. Quand Denis Parrot m'a transmis leur critique, ça m'a fait un choc. Ils disaient tous que les scènes avec Isabelle Blais étaient trop concrètes, qu'elles brisaient le charme et le mystère du personnage, que ça empêchait le film d'être émouvant. En fait, ils ne voulaient pas voir le personnage de la défunte Mélanie, ils voulaient qu'elle reste une évocation poétique. 

 Vous trouviez qu'ils avaient raison? 

Oui, mais c'était dur à encaisser, j'avais eu la chance de filmer des scènes magnifiques avec Isabelle Blais, une actrice que j'adore, et je devais admettre qu'en l'état les scènes avec elle desservaient le film. On a beaucoup gambergé avec Denis et on a eu la bonne idée de retenir le seul plan onirique qu'on avait avec Isabelle Blais et Laurent Lucas, c'est-à-dire un plan de nuit où ils s'embrassent avec derrière eux les lumières de la ville. On a découpé ce plan en plusieurs morceaux et on l'a disséminé tout au long du film jusqu'à garder le dernier bout pour la fin du film. 

Effectivement ça marche très bien.

C'est l'innovation majeure qui n'était pas dans le scénario et que le montage a apporté. C'était aussi une belle ironie de constater que ce film presque dogmatique au niveau de l'affirmation du plan-séquence devait céder devant la nécessité de découper la scène par laquelle l'émotion du film allait advenir !

L'intrigue est assez mince, l'intérêt du film repose sur cet unique personnage d'ex-footballeur. 

L'intrigue est mince mais réelle, va-t-il ou non retrouver cet italo-russe nommé Igor Rizzi et le tuer pour honorer son contrat? Je voulais que l'intrigue soit épurée pour ne pas que ça prenne le dessus sur la description du personnage.

On ne peut pas s'empêcher de penser qu'il ne tuera pas Igor Rizzi.
C'est la preuve que le personnage est empathique pour le spectateur, en fait on ne veut pas qu'il le tue, on espère qu'il va se redresser et retrouver le droit chemin.
  
C'est très moral dans le fond. 

Absolument. Je crois fermement que le bonheur est impossible si on viole les principes de la morale. Et quand on entrave la morale on sait qu'on va le payer mais on ne peut pas s'en empêcher, car le besoin de satisfaire nos intérêts à court terme ou de vivre des expériences l'emportent souvent sur notre recherche du bonheur, et dans un sens tant mieux car c'est ce qui fait la complexité de la nature humaine. 

Il y a beaucoup d'humour dans le film, on sent l'influence des frères Coen, il y a même une ressemblance avec Fargo. 

Vous dîtes ça à cause de la neige ! Dans mon film la neige est vraie alors que dans Fargo ils ont dû tricher car, durant l'hiver où ils ont tourné, la neige refusait de tomber dans le Minnesota! Pour être sérieux, j'adore les frères Coen mais je n'ai pas cherché à m'en inspirer, à moins que j'en sois imprégné malgré moi, ce que je veux bien admettre. D'ailleurs aujourd'hui, on ne peut plus faire de l'humour dans un film sans chasser sur les terres des Coen, ils ont marqué le territoire du comique pour longtemps... Dans Igor Rizzi, je m'amuse avec le côté minable des personnages, la part de ridicule qu'on a tous en nous, tous ces petits détails mesquins qui nous encombrent.

Oui mais vous ne provoquez pas un rire franc, il est teinté de malaise, on ne sait jamais si l'on doit rire ou pas...

 ...C'est parce que le comique survient par inadvertance, rien n'est amené ou codifié pour faire rire.    

Vous n'aviez donc pas cherché à faire rire? 

Non, pas de façon calculée, et il en est de même dans les films que j'ai fait ensuite. Je sais seulement que si je fais émerger une vérité, très souvent elle comportera un élément comique, car c'est l'essence même d'une vérité que de contenir une part de drame et une part de comique, mais je ne cherche surtout pas à travailler le comique. 

Vous semblez vous méfier de la comédie. 

C'est exactement ça ! Je donne toujours la priorité au drame, si l'humour passe tant mieux mais ce n'est pas mon but ultime, mon but ultime c'est de transmettre mon sentiment de la vie. J'aime provoquer le rire mais de façon accidentelle, je ne travaillerai jamais un effet comique. Quand j'écris je me méfie toujours de la comédie car on a vite fait d'être artificiel pour provoquer le rire. D'ailleurs le scénario d'Igor Rizzi ne contenait aucun détails comiques, c'est au moment de la réalisation que certains traits comiques sont apparus. 

Laurent Lucas, sous ses dehors sérieux, peut être très drôle. 

Oui je suis bien d'accord ! Et plus il est sérieux plus il fait rire. Sur mes tournages avec lui j'ai toujours un pull à portée de la main pour étouffer mes rires pendant les prises. Quand je suis au montage je ris beaucoup en voyant Laurent Lucas, il a une façon unique de glisser dans son jeu dramatique des nuances comiques imperceptibles. 

La chanson de Bobby Vinton "Sealed With a Kiss" ponctue l'histoire en lui donnant sa charge émotionnelle. 

Cette chanson est très romantique, très nostalgique, presque naïve, elle m'a servi de repère, elle était le but vers lequel je devais tendre, elle m'a permis de faire un final optimiste et en même temps triste, sans quoi le film aurait été vain, j'aime montrer qu'un personnage en souffrance peut s'en sortir par la force de sa volonté.

Sur cette chanson, les derniers plans du film forment une histoire en elle-même. 

Oui, nous avons monté les dernières minutes comme un bloc, une sorte d'allégorie qui nous fait sentir la puissance des sentiments.
                                                                                                    
Sélectionné à la Semaine de la Critique à Venise, le film avait ensuite été primé au festival de Toronto. Comment expliquez-vous cet accueil favorable? 

Je n'ai pas d'explication, je peux simplement dire que c'est un film qui respire la sincérité et que sa poésie a touché la plupart des gens. Mais j'avais été agréablement surpris par ce bon accueil, car Igor Rizzi est un film existentiel et intemporel, ce qui ne cadre pas du tout avec la tendance actuelle qui s'intéresse presque exclusivement aux films prétendument engagés.

Vous n'aimez pas le cinéma engagé? 

En fait non, je ne suis pas à l'aise avec cette démarche, car je n'aime pas qu'un film me dise comment je dois penser, ou pire comment il faut penser. Dans les films engagés il y a toujours un moment où on nous assène une leçon. Idéologie et cinéma font rarement bon ménage sur la durée. Je ne pense pas que les plus grands films soient des films engagés, ceux sont les films de sentiments que la postérité retient, mais les sentiments impressionnent moins les faiseurs d'opinions. Et je déplore que tant de films aujourd'hui soient juste une mise en images de l'actualité, c'est triste car je pense que le cinéma vaut mieux que ça, j'aimerais que ce soit davantage un outil d'expression personnelle, quand je regarde un film j'aime qu'on me propose une vision de la vie qui me surprenne et non une illustration consensuelle d'un fait d'actualité ou d'un fait de société, d'autant que le documentaire est plus approprié pour transmettre des messages. 

Le Dictionnaire des Films de Jean Tulard a consacré un article élogieux à votre film. 

Oui, que mon premier film, fait dans les conditions que l'on sait, puisse avoir sa place dans un dictionnaire aussi référencé est sans doute ma plus belle récompense. 

Propos recueillis par William Amos-Dupuis.